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Les nouveaux mercenaires

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Employés par des sociétés privées sous contrat avec le Pentagone, ils sont 15 000 à 20 000 sur le sol irakien. Leur travail est crucial pour la mission américaine. La guerre se privatise, mais ses règles sont floues.

Le 1er avril, en découvrant sur leurs petits écrans les images des cadavres mutilés de quatre de leurs compatriotes traînés dans les rues de Fallouja par une foule vociférante, les Américains ont cru assister à un remake de Black Hawk Down. Fallouja, pourtant, n’est pas Mogadiscio. Et ce qui intriguait les Américains, cette fois, ce n’était plus la mission menée, mais qui la menait. Ce jour-là, ils ont soudain réalisé à quel point leurs forces armées opéraient désormais dans l’ère de la sous-traitance.

Les quatre hommes tués à Fallouja n’étaient pas des soldats américains. Ils étaient employés par une petite société, Blackwater USA. Loin du modèle traditionnel du mercenaire et de la gâchette à louer, Blackwater fait partie d’une industrie florissante, celle des sociétés militaires privées (private military firms, PMF), qui assurent aujourd’hui un large éventail de tâches en Irak, tâches jusqu’ici réservées aux militaires et qui peuvent même inclure le combat. Les PMF vont de la petite société qui fournit des équipes de commandos aux grandes entreprises qui gèrent les chaînes d’approvisionnement militaire. Cette nouvelle industrie se compte en centaines d’entreprises, en milliers d’employés, et en milliards de dollars de revenus.

Les sociétés militaires privées et leurs clients opèrent dans plus de 50 zones de conflit dans le monde, mais leur premier client est le contribuable américain : Washington a signé plus de 3 000 contrats avec des PMF au cours de la dernière décennie. Après la fin de la guerre froide, le secteur privé s’est épanoui dans un contexte de réduction des moyens militaires (l’armée américaine n’est plus que les deux tiers de ce qu’elle était pendant la première guerre du Golfe, en 1991), d’exigences croissantes de nouveaux déploiements et de technicisation de la guerre moderne.

Jusqu’à l’Irak, l’industrie militaire privée était restée très discrète. Lorsqu’un appareil de la CIA a, par erreur, fait abattre un avion civil de missionnaires américains au-dessus du Pérou, en 2001, peu de gens ont su que l’avion de la CIA était exploité par une société sous contrat, Aviation Development Corp. Lorsque des militants palestiniens ont tué trois Américains à Gaza à l’automne 2003, la plupart des gens n’ont pas réalisé qu’il s’agissait de militaires privés sous contrat, employés de DynCorp (Virginie).

Bien qu’elle n’ait pas plus d’une dizaine d’années, l’industrie militaire privée affiche un revenu annuel mondial d’environ 100 milliards de dollars et a adopté toutes les règles du jeu washingtonien du lobbying. En 2001, dix sociétés privées de pointe ont dépensé plus de 32 millions de dollars en lobbying et donné plus de 12 millions à des partis politiques. A elle seule, la firme Halliburton a donné plus de 700 000 dollars entre 1999 et 2002, dont 95 % au parti républicain ; DynCorp en a donné plus de 500 000, dont 72 % aux républicains. Curieusement, les dépenses de lobbying d’Halliburton ont baissé de moitié après l’accession de son ancien PDG, Dick Cheney, à la vice-présidence des États-Unis - obtenant un bien meilleur retour sur investissement, puisque ses contrats ont triplé sous l’administration Bush.

Dès le début, les sous-traitants privés ont joué un rôle-clé dans la guerre d’Afghanistan. Leurs hommes, déployés avec les forces militaires américaines sur le terrain (y compris avec les unités paramilitaires de la CIA, qui ont été les premières à y poser le pied), y ont assuré l’entretien de l’équipement de combat, le soutien logistique, et ont régulièrement participé à des vols de surveillance et d’identification des cibles. Ce rôle continue, et des contractuels font maintenant partie de l’opération conjointe armée/CIA qui essaie de traquer Oussama Ben Laden le long de la frontière pakistano-afghane.

Les PMF ont joué des rôles tout aussi variés dans d’autres points chauds de la lutte antiterroriste. Aux Philippines, dans les opérations contre la guérilla islamiste, DynCorp travaillait à la logistique. DynCorp encore est directement impliquée dans la lutte contre le trafic de drogue en Colombie. Lorsque les États-Unis ont déployé un contingent pour la formation militaire dans l’ancienne République soviétique de Géorgie, il était essentiellement composé de militaires privés. A Guantanamo, les talibans et membres présumés d’Al-Qaida sont incarcérés dans une prison militaire construite par la division KBR d’Halliburton et sont interrogés avec l’aide de contractuels de sociétés comme Titan. Mais c’est avec la guerre d’Irak que cette industrie est véritablement devenue adulte. Avant le conflit, les sociétés privées ont largement participé aux préparatifs, approvisionnement, entraînement, et même aux exercices de simulation et planification des combats dans le désert koweïtien. L’énorme complexe militaire américain de Camp Doha, d’où a été lancée l’invasion, était construit, géré et gardé par un groupe privé.

Lors de la phase de combats majeurs, en mars-avril 2003, les militaires privés ont touché à peu près à tout, depuis l’alimentation et le logement des troupes jusqu’à l’entretien d’armements aussi sophistiqués que le bombardier invisible B-2, le chasseur F-117, les avions de reconnaissance U-2 et Global Hawk, les chars M-1, les hélicoptères Apache et les systèmes de défense antiaérienne sur les navires. La proportion de sous-traitants privés par rapport au personnel militaire régulier a été, en gros, de 1 à 10, soit dix fois plus que pendant la première guerre du Golfe. Les alliés, y compris les Britanniques et les Australiens, se sont aussi appuyés sur ce soutien privé.

Pendant l’occupation de l’Irak, la demande d’aide privée a explosé, à mesure que les scénarios optimistes élaborés par les têtes politiques du Pentagone s’effondraient. Ni le Congrès ni les échelons supérieurs du Pentagone ne disposent de chiffres précis, mais le nombre de militaires privés actuellement déployés en Irak est estimé être de 15 000 à 20 000 personnes, employées par des dizaines de sociétés. Les PMF assurent trois fonctions principales en Irak : soutien militaire, entraînement militaire et conseil, ainsi que certains rôles tactiques militaires. Ce sont des tâches essentielles, mais les PMF ne font pas, formellement, partie des forces armées, ce qui entraîne des dysfonctionnements, parfois graves, en termes de partage des renseignements, ainsi qu’une certaine confusion sur les droits et les responsabilités dans le cadre du combat.

L’Autorité provisoire de la coalition (CPA) calcule que lorsque la souveraineté sera transférée à un gouvernement irakien, fin juin, ces chiffres pourraient passer à 30 000. Des fonctions telles qu’assurer la sécurité de la zone verte à Bagdad seront privatisées. L’administration Bush ne comptabilise pas formellement ces données - ce qui rend plus nécessaire encore la supervision de ces activités. Le recours aux PMF amortit le coût politique de la guerre, atténuant le besoin de faire appel aux réservistes ou aux alliés. En outre, contrairement aux règles en vigueur pour les victimes militaires, la diffusion des informations sur les pertes civiles est à la discrétion des employeurs : pas plus qu’on ne sait le nombre exact de PMF présents en Irak, on ne connaît les chiffres précis des pertes enregistrées dans leurs rangs, estimées entre 30 et 50 personnes.

Avec des hommes de plus de 30 nationalités, les PMF ont fini par fournir à l’administration Bush une coalition internationale d’un autre type en Irak. Il y a plus de contractuels militaires privés sur le terrain que de soldats de n’importe quelles forces régulières alliées, y compris de Grande-Bretagne. A elle seule, l’une de ces sociétés, Global Risks, y compte quelque 1 100 employés, dont 500 gurkhas népalais et 500 soldats fidjiens. Global Risks est ainsi le sixième fournisseur de troupes en Irak.

Dans le soutien logistique, Halliburton a décroché l’équivalent de 6 milliards de dollars en contrats en Irak. Ses activités vont de la restauration des troupes (sous-traitées à d’autres sociétés) au convoyage de carburant ou aux réparations dans le secteur pétrolier. DynCorp joue un rôle prioritaire dans les programmes de formation de la police irakienne. A l’origine, le contrat a été accordé pour 50 millions de dollars, mais il pourrait atteindre jusqu’à 800 millions. Cette société, dont le siège est juste à côté de l’aéroport Washington-Dulles, à Reston (Virginie), accomplit 96 % de ses activités avec l’État américain, mais son image a souffert d’un scandale (prostitution et trafic d’armes) dans lequel certains de ses employés sous contrat en Bosnie et au Kosovo ont été impliqués.

La société Erinys est chargée de la création d’une force paramilitaire destinée à assurer la sécurité des champs de pétrole. Le choix de cette toute jeune société, qui n’existait pas avant la guerre, pour un contrat de 39,2 millions de dollars, a beaucoup surpris dans l’industrie. Erinys a ensuite fait hausser quelques sourcils en recrutant d’anciens soldats et policiers sud-africains qui avaient servi le régime de l’apartheid. Mais le contrat semble exécuté efficacement : les attaques contre les pipelines ont sensiblement baissé. En à peine plus de quatre mois, Erinys a formé, armé et déployé plus de 9 000 gardes irakiens à travers le pays, avec l’objectif de porter ce chiffre à 15 000.

Vinnell, MPRI et Nour USA se consacrent à la formation et à l’équipement de la nouvelle armée irakienne, une tâche dont le coût pourrait atteindre 2 milliards de dollars. Vinnell Corp., filiale de Northrop Grumman basée à Fairfax, en Virginie, est connue pour avoir été déjà deux fois la cible d’Al-Qaida, dont des attentats ont détruit ses locaux en Arabie saoudite en 1996 et en 2003. La société MPRI est essentiellement composée d’anciens officiers américains, y compris des généraux. Elle travaille essentiellement à l’entraînement de l’armée américaine, mais elle a aussi décroché des contrats en Croatie, en Bosnie, au Nigeria et en Afghanistan. Le contrat de Nour a été contesté lorsqu’il est apparu que cette firme était liée au protégé des néoconservateurs Ahmed Chalabi. Ce contrat a depuis été suspendu et est en cours de réattribution.

C’est dans le domaine du combat, toutefois, que l’évolution du secteur des PMF est la plus spectaculaire. C’est la première fois en Irak que des firmes privées jouent un rôle tactique aux côtés des troupes américaines, dans trois domaines : elles participent à la défense des installations, à la protection de personnalités importantes comme Paul Bremer, le chef de la CPA, et escortent les convois. Tout cela est crucial pour le succès de la mission américaine.

Les employés des PMF encourent les mêmes risques que les forces régulières. Quelques jours après avoir perdu quatre hommes à Fallouja, Blackwater a dû défendre le QG de la CPA à Nadjaf contre un assaut des milices radicales chiites. La fusillade a duré plusieurs heures et Blackwater a même dû envoyer ses propres hélicoptères par deux fois pour réapprovisionner ses commandos en munitions et évacuer un marine blessé. La même nuit, les hommes de trois sociétés, Hart Group, Control Risks et Triple Canopy, ont été impliqués dans des batailles rangées. Les employés de Hart Group, abandonnés par les forces de la coalition, ont dû quitter leur position et laisser sur place l’un de leurs camarades tués.

Fondée en 1996 par Gary Jackson, un ancien des forces spéciales de la marine (navy seals), Blackwater jouit d’une bonne réputation et est d’ailleurs l’une des rares sociétés de ce secteur à ouvrir ses installations à la presse. Elle possède un immense domaine en Caroline du Nord, à 40 km au sud de la base navale de Norfolk, où plus de 50 000 militaires ont déjà suivi un entraînement. Blackwater se spécialise aujourd’hui dans les programmes antiterroristes et a décroché un contrat de 35 millions de dollars pour former 10 000 marins de la Navy à la protection de leur force. L’entreprise a commencé par recruter d’anciens militaires américains, principalement issus des forces spéciales, mais la pression de la demande l’a orientée vers de la main-d’œuvre meilleur marché : 30 % de son personnel actuel n’est pas de formation militaire et vient en partie des rangs de la police. En février, Blackwater a recruté 60 anciens soldats chiliens, auxquels elle a offert 4 000 dollars par mois pour protéger des installations pétrolières en Irak. Fin mars, la firme déclarait avoir 450 hommes sur le terrain (et non pas 5 ou 6, comme nous l’indiquait un général du Pentagone). Blackwater est notamment chargée de la sécurité rapprochée de l’administrateur américain Paul Bremer - un contrat de 21 millions de dollars -, dont elle assure aussi le transport, à l’aide de deux hélicoptères.

L’Irak, actuellement, est une mine d’or. La marge bénéficiaire est incroyablement élevée, bien plus que le facteur risque, relève Duncan Bullivant, le chef de la société britannique Henderson Risks. Les soldats des PMF gagnent deux à dix fois plus que leurs collègues des forces régulières, les mieux payés étant ceux qui ont eu une formation d’élite. L’échelle des salaires reflète aussi la mondialisation : en Irak, un ancien béret vert américain peut gagner jusqu’à 1 000 dollars par jour là où un ancien gurkha népalais fera 1 000 dollars par mois. Cette situation pose inévitablement la question : quel va être l’impact de la croissance de l’industrie militaire privée sur la capacité des forces armées à retenir leur propre main-d’œuvre une fois formée ?


© Peter W. Singer Brookings Institution

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